Symphonie n° 6 en si mineur, « Pathétique »

Tchaïkovski

1840-1893

Parmi les grands compositeurs, Tchaïkovski est certainement l’un des plus doués pour les mélodies inoubliables qui touchent immédiatement le cœur de ses auditeurs. Il est en tout cas le plus aimé des compositeurs russes. On a dit de lui qu’il est à la Russie ce que Dvořák est à la Bohême. En effet, tous deux ont pratiqué abondamment les grands genres de la musique venus d’Allemagne et d’Autriche – symphonies, concertos, opéras, musique de chambre, etc. – tout en sachant traduire l’âme profonde de leurs nations respectives.

Dvořák a été particulièrement influencé par la musique de Brahms, tandis que Tchaïkovski a été impressionné tout jeune par celle de Mozart. « La musique de Don Giovanni, disait Tchaïkovski, est la première qui m’a bouleversé. Elle a fait naître en moi une extase dont on sait les conséquences… Je dois à Don Giovanni de m’être voué à la musique… ».

Cela dit, le contenu du discours musical de Tchaïkovski en fait un véritable romantique, notamment la thématique du Fatum. Tchaïkovski le définissait comme « cette force fatale qui empêche l’aboutissement de l’élan vers le bonheur, qui veille jalousement à ce que le bien-être et la paix ne soient jamais parfaits ni sans nuages, qui reste suspendue au-dessus de notre tête comme une épée de Damoclès et empoisonne inexorablement et constamment notre âme. Elle est invincible et nul ne peut la maîtriser. Il ne reste qu’à se résigner à une tristesse sans issue. »

Plusieurs œuvres de Tchaïkovski expriment ce thème avec douleur, notamment l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette, les poèmes symphoniques Fatum (1869), Francesca da Rimini (1877) et Hamlet (1888) ainsi que la symphonie à programme Manfred (1886). Dans ses trois dernières symphonies, Tchaïkovski explore à fond cette idée de vaine lutte contre le destin. On les regroupe parfois sous l’expression « Trilogie du Fatum », et leur discours forme un ensemble expressif exceptionnel.

L’intérêt de Tchaïkovski pour la thématique du fatum découle en partie du tempérament romantique russe – on constate de semblables préoccupations chez Tolstoï et davantage encore chez Dostoïevski. Cependant, l’exploration du Fatum encore plus intimement liée aux tourments de l’âme de Tchaïkovski. En effet, d’une grande pudeur dans la vie, c’est à travers des flots de musique que le compositeur traduit l’ampleur de ses souffrances, essentiellement liées au combat qu’il mena, en vain, contre ce qu’il appelait lui-même sa « maladie » : nous sommes à un lieu et une époque où l’homosexualité était vue comme une effroyable tare.

Le titre de « Symphonie Pathétique » fut suggéré au compositeur par son frère Modeste, une fois l’œuvre achevée. La symphonie innove par son parcours en arche où le sombre Adagio d’introduction retrouvera son écho dans l’Adagio lamentoso final, sommet de la symphonie où s’exprime la douleur la plus désespérée – l’idée d’un Adagio en guise de Finale, au lieu d’un Allegro, allait être reprise, notamment par Mahler.

La création de la Symphonie Pathétique à Saint-Pétersbourg, le 16 octobre 1893, fut un triomphe. Neuf jours plus tard, selon une théorie vraisemblable, Tchaïkovski aurait été contraint au suicide par une « cour d’honneur » de ses collègues afin d’échapper à un scandale qui, autrement, aurait éclaboussé tout le milieu musical de Saint-Pétersbourg.

« … je considère cette symphonie comme la meilleure de toutes les œuvres que j’ai écrites. En tous les cas, ce sera la plus sincère. Et je l’aime comme je n’ai jamais encore aimé aucune de mes partitions… ». Ainsi s’est exprimé Tchaïkovski à propos de sa Pathétique.

© Claudio Ricignuolo