Symphonie nᵒ 6

Mahler

1860 – 1911

Fresque immense, pur produit du génie le plus accompli, l’éblouissante sixième symphonie de Mahler n’a pas toujours porté le surnom « Tragique ».

Dans la première édition de la partition, le mot ne figurait nulle part. Toutefois, le chef Bruno Walter, grand ami de Mahler, a toujours prétendu que ce dernier avait lui-même donné ce sous-titre à sa symphonie. S’il semble qu’un doute soit toujours permis à cet égard, Mahler a finalement accepté l’épithète, qui qualifie bien son œuvre. 

 C’est que, contrairement aux autres symphonies du compositeur – qui s’achèvent sur une rédemption ou, du moins, sur une note optimiste – la « Tragique » se termine de façon ambiguë. Un climat lugubre y règne, créant un malaise auquel on n’est guère habitué chez Mahler. Sans doute est-ce l’une des raisons pour lesquelles cette symphonie n’a jamais connu une popularité comparable aux autres – à l’exception de la septième, qui demeure la mal-aimée du catalogue.  

Cet accueil réservé n’a toutefois pas empêché de nombreux musiciens de voir dans cette œuvre LE chef-d’œuvre de Mahler. Webern et Berg, entre autres, en ont fait l’éloge, ce dernier la qualifiant même « d’unique sixième », malgré la célébrissime « Pastorale » de Beethoven.  

 La tragédie au cœur du bonheur 

 Paradoxalement, Mahler se trouvait dans une période heureuse de sa vie au moment composer sa sixième symphonie, entre 1903 et 1904. Il avait épousé Alma Schindler l’année précédente, celle-ci avait donné naissance à leur première fille, Maria, le couple filait le parfait bonheur… 

 La précédente symphonie de Mahler, elle aussi écrite dans une période heureuse, évolue de l’obscurité vers la lumière. Dans la sixième, on a l’impression du contraire. Pourtant, rien dans la vie du musicien ne peut expliquer pareil désenchantement. Craignait-il déjà que son bonheur soit éphémère? Pressentait-il l’impossibilité que cette joie demeure intacte? 

 Musicalement, ce pessimisme latent s’exprime par deux accords de la, l’un majeur, l’autre mineur, qu’on peut interpréter comme symboles de lumière et de ténèbres. Répétés sur un rythme caractéristique, ils forment un enchaînement qui constitue l’élément unificateur de l’œuvre.  

 Un autre aspect tout à fait distinctif de cette symphonie est son orchestration. Ses couleurs orchestrales très habiles comptent parmi les plus subtiles de Mahler. Il y emploie avec une grande efficacité des instruments encore rares en musique symphonique, comme le célesta, le xylophone et des « cloches à vache », lesquelles ajoutent considérablement à l’originalité des timbres.  

 Le destin frappe 

Mahler utilise dans sa sixième symphonie un instrument particulièrement inusité et lui donne une importance symbolique capitale : le marteau. Trois puissants coups, à la fin du finale, personnifient le destin qui frappe. Ce thème cher à de nombreux compositeurs a été utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire de la musique symphonique, la plus connue étant assurément le fameux pa-pa-pa-pam de la cinquième symphonie de Beethoven. Mahler, en utilisant le marteau, donne à ce destin une force inéluctable. Rien ne peut l’arrêter. 

 Ironie cruelle, le compositeur sera frappé par trois tragédies dans l’année qui suivra la création de sa symphonie. En 1907, sa fille aînée, Maria, meurt à l’âge de quatre ans, il se voit forcé de démissionner de son poste de directeur à l’Opéra de Vienne et il apprend qu’il souffre de problèmes cardiaques graves.  

Convaincu d’avoir provoqué le destin par ses coups de marteau, il supprime le troisième coup dans la deuxième édition de la partition, espérant ainsi éviter d’attirer de nouveau la fatalité sur sa famille. 

 La « tragique » en musique 

Le mouvement initial de la Symphonie no 6 s’articule autour de thèmes très contrastants. Le premier a quelque chose de martial, presque guerrier. Né dans une ville de garnison, Mahler a toujours été fasciné par les musiques militaires. Le second thème, annoncé par les accords majeur-mineur et une trompette inquiétante, est voilé de mystère. Le troisième, est lyrique et généreux, tendre et passionné. Mahler y voyait une personnification musicale de son épouse, Alma.  

L’ironie délibérément grotesque propre aux mouvements rapides chez Mahler trouve dans le Scherzo, un terrain exceptionnellement fertile à son épanouissement. Le traitement orchestral y est grimaçant, les révérences de la section centrale sont capricieuses, le caractère est vivifiant, voire violent. 

Le bouleversant Andante repose sur l’ambiguïté des changements de modes qui passent de l’un à l’autre de façon parfois déroutante. Ce mouvement est aussi caractérisé par une dimension plus pastorale qu’accentuent discrètement les « cloches à vache ». 

Quant au Finale, ses premières mesures semblent tirées d’un film moderne. Un dense climat de mystère y règne d’abord, puis on se sent pris dans un tourbillon angoissant que l’éclat des trompettes accentue considérablement. Ce tourbillon devient maelström, il nous emporte malgré nous et suscite un trouble qui va toujours croissant. Mahler y cite quelques thèmes tirés de lieder [pièces courtes chantées] de sa composition et exploite les couleurs orchestrales avec un art qui se renouvelle à chaque page. La lumière semble vouloir réapparaître par moments, mais telle n’est pas la volonté du destin. Comme l’avait expliqué son épouse Alma, dans ce dernier mouvement, Mahler « fait son propre portrait, ou du moins celui de son héros. Le héros qui reçoit trois coups du destin, dont le dernier l’abat tel un arbre ». 

Bertrand Guay et Andréanne Moreau