Plus que toutes les autres, les œuvres de Chostakovitch sont le reflet des vicissitudes du peuple russe. Elles racontent les bouleversements politiques qui ont jalonné la vie tourmentée du compositeur et de sa patrie, et se font les porte-voix des victimes de l’oppression.
Dmitri Chostakovitch naît en 1906, quelques mois seulement après le déclenchement de la révolution de 1905. Plutôt que les chants populaires et les contes folkloriques slaves, ce sont les airs révolutionnaires d’une Russie en pleine ébullition qui parviennent aux oreilles de l’enfant. La révolution d’Octobre éclate lorsqu’il n’a que 11 ans et la violence des événements stimule déjà sa créativité, qui prend une tangente on ne peut plus claire : il compose une Petite symphonie révolutionnaire, un Hymne à la liberté et une Marche funèbre pour les victimes de la Révolution.
Bien des années plus tard, afin de commémorer les 40 ans de la chute du régime tsariste, le gouvernement encourage les artistes à produire des œuvres inspirées par cette période marquante de l’histoire russe. Chostakovitch y voit l’occasion d’écrire sa Onzième Symphonie et choisit pour thème les événements de 1905 – plus particulièrement ceux du « Dimanche rouge » –, qui ont mené à la révolution d’Octobre de 1917. La symphonie reprend la structure classique en quatre mouvements, mais ceux-ci commencent tous attacca (sans pause), ce qui confère plutôt à l’œuvre l’aspect d’un long poème symphonique racontant de façon programmatique la funeste journée du 9 janvier 1905.
La symphonie s’ouvre sur un adagio sous-titré « La place du Palais », qui met en scène un décor annonciateur des bouleversements à venir. Dans ce prologue, « la morne harmonie vide et statique des cordes peint l’aurore sinistre de ce mémorable matin d’hiver, se levant sur les places désertes de la Saint-Pétersbourg impériale », selon les termes du musicologue Grigori Schneerson. Cette atmosphère lugubre, oppressante et autocrate a de quoi plonger l’auditoire dans une attente anxieuse, presque hypnotique.
Les cordes graves viennent briser ce calme étouffant avec l’arrivée de l’allegro, « Le 9 janvier », qui met en scène la foule de travailleurs réunis devant le palais du tsar. Une fugue se déploie avec frénésie, menant inexorablement au terrible massacre perpétré par les cosaques qui tirent à bout portant sur les manifestants rassemblés; illustré ici par un impressionnant tumulte de cuivres et de percussions. Après un dernier coup de feu, le mouvement retrouve sa tranquillité initiale… à la différence que sur la Place du Palais gisent désormais des corps inertes.
Le troisième mouvement, « In Memoriam », est un Adagio qui s’amorce dans le dénuement le plus total, habillé seulement des pizzicati des cordes basses. Les altos s’y posent délicatement, entonnant Le chant des survivants, une marche révolutionnaire russe. Cette lente procession fait office de lamentation funèbre à la mémoire des héros tombés.
« Le tocsin », quatrième et dernier mouvement, interrompt soudainement ce cortège. La fureur a gagné la population, qui appelle à la révolution. Dans un finale absolument enlevant, Chostakovitch reprend plusieurs des thèmes populaires qui ont traversé sa symphonie. L’œuvre monumentale se termine avec la promesse d’un peuple triomphant et du châtiment des bourreaux, dont les cloches se font les prophètes.
Chostakovitch a incorporé dans sa Symphonie plusieurs chants ouvriers et révolutionnaires de 1905, telle la marche funèbre « Vy zhertvoiu pali » (Vous êtes tombés en victimes), que Lénine aurait entonné avec ses compagnons en apprenant les atrocités du Dimanche rouge. Avec ces airs populaires qui traversent la partition en entier, la symphonie incarne littéralement la voix du peuple. La partition est créée le 30 octobre 1957 à Moscou et reçoit un accueil unanime – chose rare pour le compositeur – lui valant même le prix Lénine.