Pourtant, Zemlinsky était une personnalité musicale plutôt connue en Europe. Dans l’ombre de grandes figures comme Schoenberg et Mahler, il a tout de même été chef d’orchestre dans plusieurs maisons d’opéra prestigieuses, a enseigné dans de nombreux établissements et a laissé un grand catalogue d’œuvres.
L’une de ses plus connues, le poème symphonique Die Seejungfrau, a été égarée pendant plusieurs décennies à la suite de son décès. Après la première à Vienne en 1905, Zemlinski avait retiré la partition du domaine public pour y apporter des corrections. Il avait offert en cadeau le premier mouvement à son amie Marie Pappenheim et emporté les deuxième et troisième mouvements aux États-Unis avec lui. À son décès, sa veuve a faussement présumé que ces deux mouvements étaient des fragments d’une symphonie et a fait don de la partition à la Library of Congress de Washington avec le reste des manuscrits du compositeur. Ce n’est que dans les années 1980 que deux étudiants au doctorat ont comparé la partition de ces deux mouvements au premier, demeuré à Vienne, pour réaliser qu’ils formaient une seule et même œuvre.
Calquée sur le conte de Hans Christian Andersen – qui se termine beaucoup moins bien que le long métrage de Disney – Die Seejungfrau est une œuvre particulièrement personnelle pour Zemlinsky. Elle symbolise sa peine d’amour. Comme la petite sirène qui, après avoir échangé sa voix pour des jambes auprès de la sorcière des océans, est abandonnée par le prince qui en épouse une autre, Zemlinsky a été rejeté par Alma Schindler, qui lui a préféré Gustav Mahler.
La musique de Zemlinsky ne suit pas de fil narratif précis reproduisant l’histoire de la petite sirène, mais propose plutôt une série de tableaux colorés qui rappellent les lieux où l’histoire se déroule. Le premier mouvement représente le fond de l’océan, avec des notes graves aux cuivres qui semblent venir des tréfonds de la mer et des ondulations aux bois qui reproduisent les mouvements des poissons et des algues. Le deuxième mouvement correspond à la scène de naufrage du bateau du prince, lorsque la petite sirène en tombe amoureuse. On entend donc une course effrénée aux cors, puis une longue réalisation du sentiment amoureux et de la joie qui en découle, marqués par le registre aigu des flûtes et du piccolo. Le troisième mouvement représente l’échange entre la sorcière des mers et la petite sirène, puis sa visite au palais du prince. Il y règne une atmosphère d’inquiétude et de désespoir, illustrés par une marche funèbre accompagnée de coups d’archet criants aux violons. Puis, telle la petite sirène qui monte aux cieux et trouve la paix, on retrouve les bruits de la mer du premier mouvement dans un finale retentissant.
Du conte de fées à la version Disney
Tout le monde connaît l’histoire d’Ariel, la sirène rousse qui rêve d’avoir des jambes pour courir, danser… et séduire son prince charmant. Flouée par la sorcière des mers Ursula, qui se fait passer pour elle et réussit presque à épouser celui qu’elle aime, la sirène finit par vaincre sa rivale et s’unir au prince.
Dans la version originale, ce n’est pas l’amour qui attire l’héroïne. C’est pour avoir une âme éternelle, comme les humains, qu’elle désire échanger à jamais sa queue de sirène pour une paire de jambes. Toutefois, pour changer de condition, elle devra se faire aimer d’un homme. C’est là que le prince entre en jeu.
Et ce n’est pas parce qu’il est victime d’une ruse de sorcière que ce dernier s’éloigne de la petite sirène. Dans le conte d’Andersen, le prince tombe réellement amoureux d’une autre. La sirène, qui était condamnée à se transformer en écume de mer, refuse de suivre le plan élaboré par ses sœurs et de tuer le prince avant qu’il n’épouse sa promise. Sa miséricorde lui permet d’échapper à son sort et de devenir une fille de l’air. Une finale en demi-teinte bien loin du conte de fées de Disney.