« J’ai conçu cette œuvre comme une espèce d’apothéose de la valse viennoise, à laquelle se mêle, dans mon esprit, l’impression d’un tournoiement fantastique et fatal. » – Maurice Ravel, entretien avec Roland-Manuel, 1928.
Les parents de Maurice Ravel, né dans les Basses-Pyrénées juste avant que la famille ne s’installe à Paris, encouragent très tôt ses talents musicaux : « Tout enfant, j’étais sensible à la musique, à toute espèce de musique. Mon père […] sut développer mes goûts et de bonne heure stimuler mon zèle. » Inscrit au Conservatoire en 1889, il y étudie notamment le piano avec Charles de Bériot et la composition avec Gabriel Fauré. Ravel s’intéresse à des maîtres aussi divers que Liszt, Saint-Saëns, Rimski-Korsakov, Chabrier ou Satie, il a la révélation de l’art de Debussy et se montre très sensible aux rythmes ibériques ou tziganes et aux musiques d’Orient. De cette époque datent ses premières compositions, où son style s’affirme déjà.
À part ses tournées en Europe et en Amérique, Ravel mènera une existence tranquille et discrète, entièrement consacrée à l’art des sons. Sa production, peu abondante, touche tous les genres, sauf ceux de la musique sacrée; au-delà de son éclectisme, elle s’inscrit dans une continuité classique et très française, mais avec un langage harmonique résolument novateur.
C’est dès 1906 qu’il caresse l’idée d’écrire pour orchestre « une grande valse, une manière d’hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l’autre, Johann », écrit-il à un ami, expliquant : « Vous savez mon immense sympathie pour ces rythmes admirables et que j’estime la joie de vivre exprimée par la danse… » Cette composition, qui se serait appelée Vienne, c’est Serge de Diaghilev, directeur des Ballets russes, qui, en 1918 – la Grande Guerre est terminée – le convainc de la mener à bien. Mais, après l’avoir entendue dans sa version première pour deux pianos, celui-ci se montre insatisfait et refuse de monter l’œuvre à la scène : « Ravel, c’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet, c’est la peinture d’un ballet ! » Si bien que La Valse, dédiée à la pianiste d’origine polonaise Misia Sert et créée dans le cadre des Concerts Lamoureux en décembre 1920, ne sera dansée, à l’Opéra de Paris et par les soins d’Ida Rubinstein, que le 23 mai 1929, dans une chorégraphie de Bronislava Nijinska. Mais elle reste connue aujourd’hui essentiellement par le concert.
Ravel expose son programme à la tête de la partition : « Des nuées tourbillonnantes laissent entrevoir par éclaircies des couples de valseurs. Elles se dissipent peu à peu : on distingue une immense salle peuplée d’une foule tournoyante. La scène s’éclaire progressivement. La lumière des lustres éclate au plafond. Une cour impériale vers 1855. » L’œuvre déroule sept thèmes « qui s’enchaînent sans rupture ». Elle débute de façon mystérieuse et inquiétante par les violoncelles et les contrebasses avec sourdines, avant que le rythme si familier de la valse ne fasse son entrée, avec quelques légers changements de tempo avant la réexposition, jusqu’à l’irrésistible accelerando final. Dans des tonalités toujours changeantes se détachent et se mêlent, sur « un emploi particulièrement raffiné des cordes, […] le chant perçant du hautbois, les crissements des percussions, l’éclat des cuivres et les sonorités rondes des clarinettes », alternant avec « des tutti d’une texture délicate et pourtant pleine de vigueur », sans oublier les glissandos des harpes, « rarement dotées d’une écriture si percutante », selon la description de Michel Parouty.
Ce n’était pas la première valse de Ravel; celui-ci avait donné en 1911, en hommage à Schubert, ses huit Valses nobles et sentimentales pour piano, fruits du « plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile » et dont il fera l’année suivante le ballet Adélaïde ou le langage des fleurs. Mais cette Valse-ci, selon Roland-Manuel « composition vertigineuse dont le tournoiement s’exaspère jusqu’à imposer l’obsession tragique d’une course à l’abîme », reste un chef-d’œuvre de tension débridée de la plume de celui dont, déclare Roland de Candé, « chacun sait qu’il fut peut-être le plus prodigieux orchestrateur de tous les temps ».