Lorsqu’il esquisse sa Symphonie no. 9 en ré mineur à l’été 1887, Anton Bruckner a 63 ans et ne connaît un certain succès comme compositeur que depuis la création de sa Septième symphonie, trois ans plus tôt. Cette ultime œuvre demeure inachevée, puisqu’il meurt la plume à la main, neuf ans après en avoir écrit les premières notes et sans en avoir achevé le final.
C’est un parcours singulier que celui de ce compositeur autrichien né en 1824. Fils et petit-fils de maîtres d’école, c’est au métier d’instituteur qu’il se destine. Auprès de son père, il reçoit ses premières leçons de musique et apprend les rudiments de l’orgue. Puis, envoyé à l’abbaye de Saint-Florian comme petit chanteur, il y reçoit une solide formation musicale et se familiarise avec le prestigieux grand orgue du lieu, dont il deviendra le titulaire quelques années plus tard. Bien qu’il pousse ses études d’écriture musicale jusqu’à un âge avancé, c’est essentiellement en autodidacte que Bruckner se forme comme compositeur, prenant pour modèles Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Liszt et, bien sûr, Wagner (voir l’encadré).
Lui-même aura à son tour une grande influence sur les compositeurs qui lui succéderont, notamment grâce au poste de professeur d’écriture et d’orgue qu’il obtient au Conservatoire, puis à l’Université de Vienne. Ce n’est que lors de son installation dans cette ville en 1868 que Bruckner commence véritablement sa carrière de symphoniste. Il y compose neuf symphonies monumentales qui comptent parmi les sommets du romantisme germanique. Fervent croyant, il écrit également un vaste et remarquable corpus d’œuvres chorales sacrées, dont plusieurs messes, des motets, des psaumes, un Requiem et un Te Deum. Curieusement, ce virtuose de l’orgue et improvisateur renommé, organiste à la Chapelle impériale, ne laisse aucune grande page pour son instrument de prédilection.
Homme d’une simplicité et d’une humilité excessives, Bruckner a été incompris une bonne partie de sa vie. Raillé et attaqué par certains critiques viennois – notamment par Eduard Hanslick, grand ami de Brahms – il a été grandement blessé par ces jugements portés sur sa musique, allant jusqu’à remanier ses œuvres, parfois en profondeur. C’est ce qui explique qu’il existe plusieurs versions de ses symphonies.
Les différentes versions de la Symphonie no 9 ne sont toutefois pas le fruit d’une réaction aux critiques, puisque la création de l’œuvre n’a eu lieu qu’après le décès du compositeur. Elles résultent plutôt du travail de différents musicologues et compositeurs, qui ont tenté de reconstruire le dernier mouvement à partir d’esquisses de Bruckner. Yannick Nézet-Séguin a choisi pour ce concert de respecter les vœux du compositeur en présentant son Te Deum en guise de mouvement final. C’est également ce qui a été fait lors de la création posthume de l’œuvre en 1903 à Vienne.
L’inachevée
Sept années sont nécessaires à l’élaboration des trois premiers mouvements de la Neuvième symphonie. Fidèle à son habitude, Bruckner conçoit le premier mouvement comme une forme sonate* à trois thèmes. Marqué « Feierlich, Misterioso » (solennellement, mystérieux), il s’ouvre sur une introduction lente et sombre qui s’agite peu à peu avant de laisser éclater un premier thème massif joué à l’unisson par tout l’orchestre. Un deuxième thème, lyrique, souple et lumineux, contraste avec cette première idée. Enfin, un mouvement de marche sert de fil conducteur vers le développement, puis vers la coda.
Considéré par plusieurs spécialistes comme le mouvement de symphonie le plus audacieux jamais composé par Bruckner, le Scherzo*, marqué « Bewegt, lebhaft » (animé, vif), se présente sous la forme d’une danse infernale. Elle est interrompue momentanément par une partie centrale, le trio, au caractère fantastique et aux couleurs quasi impressionnistes.
Quant à l’Adagio* « lent et solennel », une des pages les plus inspirées du compositeur, il commence par une introduction aux harmonies nettement wagnériennes qui rappellent Parsifal. Deux idées y sont ensuite exploitées : une première s’apparentant à une marche lente, puis un choral, qu’il intitule « Abschied von Leben » (Adieu à la vie). C’est dans l’apaisement et la contemplation que l’œuvre s’achève, à l’image de l’âme du musicien allant rejoindre celui à qui il a dédié sa symphonie et qu’il a loué dans toute sa musique.